Quizz ou double
— Je viens de vous avouer que mon double est une personne.
— Réelle ou fictive ?
— Non, irréaliste et factice.
— Mais alors quel est son rôle ?
— Donner raison à mes préjugés.
— Et il en accepte le principe ?
— Pas tout le temps. Souvent il conteste l’essentiel de mes propos et critique la plupart de mes actes.
— Ah… Comment fait-il ?
— Lui, il ne fait rien !
— Vous voulez dire qu’il ne crée ni ne produit quoi que ce soit ?
— Exactement. Il ne pense pas. Tel un miroir, il réfléchit les paradoxes de mes états d’âme.
— Dans ce cas, à quoi vous sert-il ?… Je veux dire il est qui ou quoi pour vous, au juste ?
— Le vase d’expansion de mes caprices… À moins qu’il soit l’exact revers de ce que je suis.
— Mais alors pourquoi l’avoir créé ?
— Pour me survivre, au cas ou…
— Était-ce vraiment nécessaire ?
— Je crois bien que mon existence me semblerait floue, inconsistante, voire même inquiétante, si de moi il n’existait aucun double.
— Ah, je vois ! En fait, votre double c’est votre fantasme ?
— Oui, mais pas que… Le simple fait qu’il existe m’oblige à mettre un semblant de logique dans ma folie.
— Mais vous, alors… vous êtes qui pour lui ?
— Son esclave.
— Pourquoi ça ?
— Parce que sans cesse il m’oblige à écouter jusqu’au bout ce que dit le monde autour de moi. Comme s’il voulait que je m’approprie de manière sensible l’atmosphère des choses.
— Ah bon. Et ça, pour vous, c’est de l’esclavage ?
— Tout à fait, oui. C’est fastidieux, avilissant et vide d’intérêt.
— Mais ce qu’il vous suggère là ne correspond-il pas à l’exigence même de votre métier ?
— C’est ce que d’aucuns me disent. Mais faudrait-il encore que ce que je fais corresponde à un vrai métier ?… Et n’en déplaise à mon double, je suis trop malhonnête pour me mettre à travailler.
— Ah ! Vous comptez donc uniquement sur lui pour vous rendre riche et célèbre ?
— Il me doit bien ça ? Je le nourris et le tolère depuis des lustres.
— Peut-être auriez-vous mieux fait de devenir un voleur, voire même un criminel.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce ce que même si ce n’est pas sans risques, la rentabilité y est souvent ponctuelle.
— Je n’ai pas l’envergure pour perpétrer des exactions à grande échelle et, pour rester franc, je suis lâche, claustrophobe, et j’aurais trop peur de mes victimes.
— Vous préférez donc ?…
— Osciller entre ce que je ne suis pas et ce que mon double pourrait incarner, effectivement.
— Pourquoi ne pas congédier votre double et vous réaliser en exerçant une vraie profession ?
— Trop humiliant.
— Vous voulez dire… toutes les professions ?
— Oui… Sauf à ce que fabriquer de la fausse monnaie soit reconnu comme un travail d’artiste. Après tout, l’Art n’est qu’une infraction légalisée pour nourrir les marginaux.
— Je ne vois pas le rapport, mais peu importe, ça resterait toujours une fraude.
— Disons un subterfuge astucieux plutôt qu’une fraude, quand bien même serait-elle propre.
— Certes, mais on ne vous connait aucune maîtrise artistique, et encore moins graphique ?
— C’est pour ça que les doubles sont conçus et formés, et qu’il est judicieux de s’y adosser.
— Et l’écriture… ça ne vous a jamais tenté ?
— Quel intérêt ?
— Elle dispense d’avoir une religion, parait-il.
— Pas d’avoir des insomnies, enfin si j’en crois mon double. Et puis, passer tour à tour de l’enfer au paradis, c’est un cycle trop rédhibitoire pour moi.
— Peut-être, mais ça permet de jouer avec le monde. C’est bien ce que vous aimez, non ?
— Ça resterait à prouver.
— Pourquoi éludez-vous ma question ?
— Pourquoi répondrais-je à une question que mon double refuse de se poser ?
— Alors dites-moi pour quelle raison l’écarte-t-il ?
— Il estime qu’oser une réponse, quelle qu’elle soit, refléterait plus une opinion délétère que cela ne traduirait une réalité probante.
— Dieu que tout cela est bien théorique !
— La théorie restera toujours le plus sûr refuge de ceux qui n’agissent pas.
— Est-ce vous qui affirmez cela, ou bien votre double ?
— Disons que c’est l’un des rares credo que nous partageons.
— Plutôt gênant, non ?
— Je ne vois pas en quoi.
— Aujourd’hui les gens n’exigent-ils pas qu’on leur offre des certitudes immédiates ? Quitte à ce que celles-ci se révèlent des mensonges à retardement ?
— Vous savez, en politique, comme se tue à le répéter mon double, les mensonges ne sont rien d’autres que des opinions. Et un moment de honte est si vite passé.
« À l’antenne dans 15 secondes » claqua une voix de stentor.
Alors que les deux hommes entraient dans le champ des caméras, au centre du plateau, tous les moniteurs activèrent le générique : « GAGNER SIGNIFIE-T-IL RÊVER ? »
— Une seule allusion à notre schizophrénie complice, mon cher Kijakasse, et je vous coupe les couilles ! glissa le Président à l’oreille du journaliste.
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